BLUE NOTE – Chapitre 1


BLUE NOTE – Chapitre 1

Une envie de « Blue Note », c’est comme une envie de se faire un bon restau, un bon vin, un bon vieux film...
C’est comme une envie d’Amérique et de son jazz.
C’est NY... oui NY...
J.A.Z.Z s’y inscrit en grosses lettres.
J’en ai bouffé de ces albums Blue Note – un catalogue tellement vertigineux que je m’y suis perdu quand entre 18 et disons 25 ans j’ai posé le pied dans le jazz.
Il fallait connaitre le sujet, avoir une culture, des références, des choix aussi.
Connaitre son Miles, surtout électrique, ça n’ouvre pas vraiment la porte des jazz clubs où l’on vient bœufer pour le fun mais aussi dans un petit espoir de trouver d’autres comparses éventuels et créer, au choix un quartet, un quintet, rarement plus...
Blue Note c’est l’apogée du genre – pas que me direz-vous, mais tout de même répondrais-je.
En face, sax (ténor de préférence), trompette.
En équilibre un bon piano, droit souvent, ou genre crapaud...
Au fond, la contrebasse, centrée et la batterie, sur le côté.
Parfois un trombone vient pousser vers le sextet.
Il y a aussi les trios mythiques où l’orgue, la guitare et les drums se suffisent, où le jazz retourne au blues, où il se souvient des plaintes ou des espoirs du gospel, où il se binarise en flirtant avec la mouvance funk.
La jeunesse émergeante y a trouvé son envol, les anciens en quête de fougue sont venus s’y frotter.
Le mot standard y a pris une autre connotation, là où l’on puisait dans le répertoire de Broadway, des films et des chansons populaires voilà que ces jeunes tant instrumentistes, interprètes que compositeurs et arrangeurs installent dans les incontournables Real Books leurs pavés, leurs thèmes, leurs idées, leurs création... pour une nouvelle éternité et que le jazz peut s’autoproclamer art à part entière.
Voilà ce qu’est ce label pour moi.
J’y ajoute un sens de la prise de son en mode instantané, qui met d’emblée l’auditeur face à l’orchestre, comme au club avec une mise en espace scénique et un relief qu’on pourrait comparer à une 3D avant l’heure, bien avant l’heure.
Je m’achève avec ces noms devenus illustres et labélisés autour de cette note qu’ils savent tant faire vibrer et lui donner des lettres d’une évidente noblesse : Herbie Hancock, Wayne Shorter, Milton Jackson, Jimmy Smith, Grant Green, Wes Montgomery, Billy Higgins, Freddie Hubbard, Dexter Gordon, Horace Silver, Anthony Williams, Ron Carter... la liste est bien trop longue pour que m’en sorte ici.
J’ai donc ressorti quelques bons vieux albums Blue Note, ce plaisir je ne peux expliquer pourquoi je m’en étais réellement privé depuis un temps trop long, mais peut être bien qu’on ne peut manger au restaurant gastronomique tous les jours ou s’ouvrir un Grand Echezeaux à chaque repas...
C’est surement ça...


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Wayne Shorter « Adam’s Apple » - 03-02-1966/24-02-1966
Wayne Shorter – Tenor Sax / Herbie Hancock – piano / Reginald Workman – bass / Joe Chambers – batterie.


D’aucuns lui préfèrent « Juju » avec la rythmique de Trane, tellement magnifique, moi, mon cœur est toujours allé vers cet « Adam’s Apple ».
J’ai toujours été épaté par le peu de temps en enregistrement – 2 sessions seulement pour un sujet tout de même complexe.
« Hello, voici le thème et la grille – bon ça fait comme ça, allez hop on enregistre »...
Bon ils ont peut-être un peu répété avant ou encore jammé le truc en club – je laisse les érudits historiens de l’élite du jazz sortir leurs fiches respectives ils vous expliqueront surement.
Cet album me fiche la chair de poule et pas que sur les presque ballades, non dès le début où Reginald installe la ligne obstinée de « Adam’s Apple » et que Herbie sait que le groovy-soul-funk sera bientôt son crédo, son axe, sa ligne, sa popularité et puis son compte en banque.
Joe Chambers est idéal dans ce contexte et ce tout au long de l’album il n’envahit pas l’espace et fait respirer chaque titre, il swingue grave, il n’alourdit par le binaire et son jeu de cymbales est très fluide.
Mes titres chouchous c’est « 502 Blues » composé par le pianiste Jimmy Rowles, un autre de ces grands maitres de la composition et « Footprints » ici ce mouvement à 3 temps, dans sa version qu’on peut estimer initiale est d’une pureté d’expression qui fait totalement vibrer et ce dès son intro puis avec l’exposé du thème tellement magique.
Interrogé par un magazine de jazz voici bien de nombreuses années on demandait à George Benson pourquoi il ne jouait plus véritablement de standards de jazz, préférant un son soit synthétique, soit funkoïde, soit soupe L.A (au choix). Sa réponse m’avait marqué. Il disait en gros qu’il n’y avait désormais plus de compositeurs tels Wayne Shorter en jazz alors il était allé voir ailleurs et que le dernier grand compositeur jazz était Wayne.
Quand on écoute cet album cette évidence transparait à chaque titre tant dans les thèmes que dans leur environnement harmonique mais aussi dans l’intelligence de compositions ancrées dans le modal ce, afin d’ouvrir l’improvisation vers d’autres contrées en, justement, comme le fit Miles avec « Kind of Blue » usant de ce système modal tel une boite à outils dans laquelle et avec laquelle tout s’organise.
Ce qui chez certains se révèlerait « scolaire » est ici d’une formidable maturité et les protagonistes entrent dans le jeu avec un engagement sans faille et sans la moindre hésitation, démonstration ou « faute de frappe ».

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HERBIE HANCOCK « Takin’off » - Mai 1962.
Freddie Hubbard – trompette / Dexter Gordon – ténor sax / Herbie Hancock – piano / Butch Warren – bass / Billy Higgins – drums.


L’album qu’on hésite à se refaire tant il a été passé, tant ce « Watermelon Man » semble inscrit ad vitam aeternam dans mon cerveau et pas toujours dans cette version initiale dont on oublie qu’il faut l’écouter avant de la massacrer.
Faites un tour dans une école de musique, dans un conservatoire, dans un apéro jazz, au programme : « Watermelon Man » avec, si vous en voulez une seconde couche « Cantaloupe Island ».
Même constat, même critique...
Allez on écoute un peu quoi... et avant de se lancer bille en tête on respecte le sujet...
D’abord le jeu de Billy Higgins, sa souplesse, sa façon subtile d’aérer sa caisse claire pour déséquilibrer le rythme afin de ne pas l’alourdir et lui donner de la fraicheur et... une autre « organisation »...
Puis l’exposition du thème, avec ses respirations qu’on oublie, qui le rendent léger là où communément on enfonce le clou.
Dessous Herbie s’appuie sur le second temps qui sert de rdv à la caisse Billy pour aller ensuite caresser les deux croches binaires du troisième temps – un pattern d’école ça...
Butch ne peut que jouer les félins urbains et sa promenade souple et solide tout à la fois ouvre l’aisance... laquelle ?
Celle d’une part de Freddie qui pose là avec un naturel groovy LE solo qui l’identifie en son, puissance, jeu, expression, technique bien sûr, puis de Dexter au son riche et généreux, lui aussi repérable entre milles, préférable parmi tant d’autres, adorable et adoré depuis qu’il fit l’acteur réel du jazz dans ses promenades françaises autour de minuit. Herbie prend aussi sa part soliste on sait ce que cette nouvelle direction donnera mais il en réserve encore le « Secret(s) »...
La suite sera donc délectation, un jazz « qui swingue grave »porté par les voicings de piano du maitre du jeu et des compositions, Dexter arabisera ses gammes, Freddie illuminera de sa verve l’ensemble de l’album (mon Dieu quel trompettiste, il reste, pour moi, au-delà de Miles, l’image réelle, l’idée concrète de la trompette quand elle s’appelle jazz) et je deviendrais à jamais un adepte du jeu de Billy Higgins, de sa finesse, de son swing, de ses relances, de son inventivité qui jamais ne sort du cadre... rare.
« Takin off » à réécouter sans cesse...
Je crois bien que si j’ai voulu un temps m’identifier jazz, cet album y a largement contribué.
Il faut des héros, Herbie, Billy, Freddie et Dexter furent les miens.
Miles et Trane étaient des Dieux, tellement intouchables.

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JOHN COLTRANE « Blue Train » - 15-11-1957.
Lee Morgan – Trumpet  / Curtis Fuller – Trombone / John Coltrane – Tenor Sax / Kenny Drew – piano  /  Paul Chambers – Bass / « Philly » Joe Jones - Drums

John Coltrane - Blue Train full jazz album - Video Dailymotion

On parle de légende, de Dieux et le voilà, ici...
Cet album m’a certainement traumatisé et il m’aura fait une prise de conscience « batterie jazz »...
Chez Philly Joe il y a ce petit truc qui consiste à jouer deux tempo en un seul qu’il faut bosser, bosser, bosser... mais que lui seul peut se targuer d’être grand dépositaire un peu comme Bernard « Pretty » Purdie avec son « schuffle halftime » qui a tant positionné Steely Dan en haut des charts. 
Un truc, une idée et c’est une identité, un flash reconnaissable immédiatement.
Et puis cette fluidité aux balais – unique...
Philly Joe, son jeu je le reconnais direct, sans hésitation. C’est cela, un grand certainement.
J’ai eu de la chance, je suis entré chez Trane par les deux extrêmes... ses avancées pour lesquelles le mot free n’a finalement plus grand-chose en étiquetage, tant sa pensée dépassait ce cadre pourtant estampillé libre et cet album plongeant au cœur des racines, usant du blues comme sillon logique, patrimonial, identitaire côté peuple, côté couleur, côté musique, côté culture.
L’album passe d’un trait, une plongée sans concession au cœur d’un jazz armé de bop, engagé, puissant, technique véloce et hargneux...

Chaque solo est un moment d’anthologie, chaque us de jeu qu’il soit d’accompagnement, de relance, de voicing, de walking, de pattern est marqué du sceau d’exemple, d’école, de chemin à suivre.
« Tu te dis ou veux jazz ? Ecoute et bosse Blue Train... point barre – c’est l’essence du truc ».

L’archet de Paul prend place de rêve en solo de contrebasse, le piano de Kenny se balade en traits limpides, le trombone de Curtis est d’une aisance virtuose à couper le souffle, la trompette de Lee caresse les sommets et Trane est devant, tout droit, impassible, immuable dans sa sonorité si particulière, dans son tracé ancré dans le blues tout en expérimentant autour de celui-ci.
Un leader...
Un chef de file d’une « nouvelle » garde qui sera avant-garde en futur quartet.
On frémit à chaque flash, c’est si rapide et dense.
On emmagasine cette immédiateté intemporelle d’un bloc, comme un monument architectural.
Les arrangements sont également des modèles – le principe question/réponse (si fréquent dans le gospel) s’agence avec un naturel d’écriture qui laisse rêveur.
Un album culte et fétiche...
Un pavé dans l’histoire du jazz.
Ultime et essentiel avant de passer chez Impulse.

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DEXTER GORDON «  Doin’ Alright » - 6-05-1961
Freddie Hubbard – trumpet / Dexter Gordon – Tenor Sax / Horace Parlan – piano  / George Tucker – bass / Al Harewood – drums


La classe et l’élégance faites jazz, c’est un peu ce que m’a inspiré cet album.
Et une sorte d’idée globale du mot swing qui est ici démontré au même titre que le terme groove pourra l’être plus tard avec un Maceo Parker, par exemple.
Ici le swing transpire à chaque inflexion, à chaque phrase, à chaque ponctuation, dans le mouvement, dans l’approche de la pulse, au fond du tempo, dans chaque recoin musical et plus loin même que la simple musique. Il est partout, dans l’être, dans le musicien, dans son âme et tout son corps...
En appréhender l’essence c’est ce que beaucoup tentent de faire, ici Dexter et ses amis n’ont pas besoin d’études du swing – ce truc, ils l’ont en eux et ils nous le font vivre au fil du déroulé du temps de cet album.
J’aurais pu mettre en avant le « Go ! » cet autre album de Dexter qui, comme son nom l’indique ne laisse pas entrevoir l’idée d’hésitation, propulsé par le grand Billy Higgins (dont Charlie Watts lui-même disait que son chabada en jeu de cymbales était unique et des plus grands) – mais comme avec Adam’s Apple pour Wayne, je lui préfère ce « Doin’ Alright » car d’une part la ballade « You’ve Changed » est de mes préférées, toutes catégories confondues, aux côtés de « Round Midnight » ou encore de « Chelsea Bridge » et d’autre part il y a là « Society Red », un blues jazz genre marchin’ band mâtiné hard bop de chez blues avec un long thème aux appuis bien sentis et un solo de Freddie Hubbard qui me chante à l’oreille depuis que je l’ai découvert m’indiquant que c’est probablement un must du genre.
L’arrangement est aux petits oignons, le groupe est de club, Freddie joue la guest – c’est du direct live in studio...
Dexter c’est le gros son, chargé d’émotion (écoutez l’entrée de son solo dans « Society Red », ce petit rauquement glissando super bluesy...), de joie, de tristesse, de vie, de tendresse... c’est la palette crue des sentiments, sans intellectualisme, sans faux col, sans esbroufe ou frime, Dexter c’est à cœur ouvert et c’est pour ça qu’on l’aime.
Il chante son saxophone et ce chant il l’insuffle autour de lui et forcément ça influence le jeu de ses comparses. Alors Freddie oublie qu’il en a sous le capot et se laisse conduire en balançant des phrases merveilleuses, dénuées de toute superficialité, alors Horace sait bien qu’il faut tenir le volant et tracer droit, lisible, clair, car de là, le chant sera encore plus vivace. Et puis George et Al, les potes de club, pas les vedettes de label, juste le groupe, ils savent envoyer le jus quand c’est nécessaire, ils savent retenir la fougue et ils swinguent comme des jumeaux... alors forcément... ça décolle !
Les albums de Dexter, comme son image trempée dans l’idée du jazz, renforcée en son temps par un « Autour de Minuit » parfait pour cerner l’âme du musicien de jazz, ils me sont chers.
Je parlais de grand cru – s’ouvrir un album de Dexter c’est un raffinement simple, une classe naturelle, c’est comme un sens aigu de la convivialité musicale.
Ce mec-là partage, il est généreux et il nous invite au jazz, tout simplement, mais avec la grande classe... et ça... c’est goûteux.






Commentaires

  1. Hi Pax.. Blue Note, comme ECM ou VERVE, Stax, Motown.. ça marche comme ça, des auberges opulentes, des catalogues à foison, épicentres volcaniques, un monde légendaire qqpart.. des estampilles imparables.
    Je classe tous mes disques par label, je fonctionne ainsi. Je ne range pas Jarett au rayon J, mais en jazz chez ECM, ou Nick Cave et Depeche Mode au même endroit celui de MUTE records.. ça me fait un repère, ma boussole.
    Blue Note j'ai le logo dans la tète et plein d'albums à travers lesquels je m'aventure. ECM paysagistes, VERVE assez classique, Blue Note pour moi sonne indécision entre la note majeur et mineur, la note qui a envoyé le jazz en géostationnaire, puis des racines académiques projetées dans "l'avant garde" et tout bascule. Bousculer, titiller, casser pour changer un poil l’orientation musicale tout en gardant la racine, l'avant. Quel autre nom de label pour une auberge jazz ?
    Coltrane fut un avant-gardiste, comme Debussy, Stravinsky, Satie, Wagner, Mingus, Boulez, Henry.. et dans ma verdure de mélomane en herbe (jazz et classique), j'essaye un peu tout, jusqu'au moment où je trouve et je fonds.
    Je découvre "La pomme d'Adam" en te répondant. Merci Pax

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    Réponses
    1. Classement par labels... voilà bien une excellente idée.
      je ne sais pas trop si j'oserais un jour lancer une telle organisation chez moi, mais ça vaut le coup au moins d'essayer pour les plus emblématiques.
      Le catalogue Blue Note c'est une encyclopédie...
      Un autre nom serait les français Dreyfus, ou Elektra Musician, ou encore le label GRP, puis CTI qui est cher à Alain Manuel.
      Impulse...
      bref, là ça me complique car justement le classement labels je m'en sors plus... Pablo Jazz (Montreux). Concord (et la version Piquante pour les latinos)...
      Bon de tète j’arrête car en creusant je crois que la liste sera longue.

      Adam's Apple est un Shorter merveilleux, il y a aussi Speak No Evil à mettre juste à côté...
      Merci d'être passé.

      PS - bientôt terminé la bio Collins - extra...

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    2. C'est mon moyen de m'y retrouver sur mon pan de mur. Je les vois, je sais où ils sont et j'y vais direct. Puis si j'ai un oubli, je tape son nom et bim son auberge tombe et je le retrouve. J'aime pas les artistes qui changent de label tout le temps :D
      J'en ai vu un paquet de labels, petits ou moyens, disparaitre. Et y'a des coins du monde que j'aime arpenter, Acuarelos discos, Fonal, Hapna pour la scandinavie, Important, Constellation de Montreal, Denovali, Touch et les grands paysagistes.. les grandes pointures Rough Trade, Bella Union, Mute, -ANTI .. et par chez nous Lithium, icidailleurs, tot ou tard..
      Blue Note reste encore à approfondir pour moi, je n'ai pas la petite place réservée pour lui, tout le jazz est rangé au même endroit, sauf ECM. Je vais tenté Dexter Gordon ce week end.

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    3. Bonne tentative...
      t'auras le soleil swing en prime.
      à +

      PS: pas sur que je m'y retrouverais avec une tel classement mais tu m'épates... sincèrement.

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